Naissance de « Tension Attention »
Il était une fois…
A l’époque, début des années 80s, Daniel Lavoie et moi étions tous les deux de la même « écurie ». Terme judicieusement employé pour désigner les compagnies de production ou de gérance d’artistes. Traffic, fondé par Rehjan Rancourt, était notre maison de disques.
Rehjan a eu l’idée d’associer nos talents respectifs dans la production du prochain disque de Daniel Lavoie. Nous nous connaissions mais n’avions jamais travaillé ensemble auparavant. Dès les premières chansons, nous nous sommes pris au jeu. Les moyens d’alors n’avaient rien à voir avec ceux d’aujourd’hui. Je me souviens même d’avoir créé des mix à la maison en démarrant deux appareils cassettes en même temps pour copier l’ensemble sur un troisième…
L’enregistrement de ce qu’on appelle la pré-production se faisait au Studio PolyStudio où nous allions rejoindre Jean-Jacques Bourdeau, au sous-sol d’un édifice commercial sur la rue Hochelaga près de Georges V. () Nous travaillions d’abord chez moi. Lorsqu’une ou deux chansons étaient prêtes, nous allions chez Jean-Jacques pour les enregistrer. Beaucoup de travail d’essais et de création se faisait là aussi.
L’association des trois était stimulante et donnait naissance à quelque chose de neuf. Nous étions trois gars qui travaillaient avec passion. Le budget était minime et nous faisions avec ce que nous avions sous la main la plupart du temps.
Nous avons loué un Roland TR-808, une batterie électronique qui a marqué une certaine époque dans le métier. Cet instrument m’a passionné rapidement. J’en ai appris tous les secrets et l’ai utilisé pour toute la rythmique de la pré-production. Il n’y avait pas de séquenceur et lorsque nous faisions les pistes musicales, il fallait être très précis pour suivre la rythmique de la batterie électronique qui elle, ne pardonnait pas les errements de ce côté… Les voix et tous les autres instruments allaient sur un huit pistes ruban.
Ayant toujours vu Daniel au piano, nous avons découvert à cette étape qu’il jouait aussi de la guitare d’une façon unique. Il arrivait aussi à donner un son particulièrement intéressant au vieux piano droit qu’il y avait dans un coin du studio. Cela donnait un caractère particulier à l’ensemble, un peu plus techno. Pendant que nous admirions son jeu à ce piano, il nous répétait souvent qu’il voulait un piano « électrique » (Ex, le Rhodes.) Mais je trouvais personnellement qu’il était plus efficace au piano acoustique et surtout que le résultat était unique comparé à ce qui se faisait en général. Je lui ai proposé de m’en occuper, mais de mèche avec Jean-Jacques, nous lui avons fait croire pendant un certain temps, qu’il n’y en avait aucun de disponible. Et il a continué sur le piano droit, ce qui a donné une couleur unique aux chansons.
Jean-Jacques a toujours su entretenir pour les artistes une atmosphère et un cadre qui leur permettaient de travailler et souvent de créer sur place avec inspiration. Daniel avait souvent des éclairs de génie mais il avait aussi besoin d’être stimulé et parfois guidé dans ses recherches. Il était habitué à faire des chansons dans un style plus conventionnel et montrait parfois quelques réticences à se lancer dans l’inconnu. Il fallait lui faire découvrir d‘autres univers et exploiter son talent d’une nouvelle façon. Ce à quoi je me suis employé avec plaisir car les résultats s’avéraient concluants.
Résultats inattendus
Ce que nous ignorions, c’est que pendant tout ce temps, chaque fois que nous avions terminé deux ou trois chansons, Rehjan notre gérant, allait à Los Angeles les faire entendre à une maison de disque américaine. Lorsque la maquette a été terminée, les américains lui ont demandé si « nous accepterions de remixer deux ou trois chansons. » Il leur a répondu que ce n’était qu’une pré-production, une démo. Que le vrai disque restait à faire. A sa grande surprise, il s’est rendu compte qu’ils croyaient pendant tout ce temps que nous étions à produire l’album. Non seulement ils aimaient ce que nous avions fait mais ils étaient prêts à le signer et à le lancer là-bas.
Leur offre a été refusée. La production de l’album français était déjà planifiée et nous avions de la difficulté à croire que la démo puisse intéresser vraiment les américains. Daniel n’était pas prêt non plus à démarrer une carrière aux USA. Lorsque l’album final est arrivé, ils l’ont trouvé un peu trop « britannique ». C’est le genre de décision que l’on prend au début… lorsqu’on n’a pas encore compris !
Version française
La pré-production terminée, l’album était là. L’esprit était palpable et tout le monde savait que nous tenions quelque chose d’un grand potentiel. Mais il était … en anglais. Il fallait maintenant s’attaquer à la version française. J’ai entrepris alors de faire les textes en français. Il faut être juste. Je n’ai pas fait tous les textes français tout seul. Daniel travaillait aussi de son côté et apportait parfois de bonnes idées. Mais sa connaissance du français, à l’époque en tout cas, était plus limitée et ne lui permettait pas d’écrire efficacement dans cette langue, tout un album qu’on destinait aussi au marché Européen.
Comme je l’ai souvent expliqué il ne s’agit pas de traduire mais de transposer une histoire dans l’esprit d’une autre langue. Si vous faites des trouvailles ou employez des expressions savoureuses dans un texte anglais, elles ne seront pas les mêmes dans une autre langue. Car chaque langue a ses expressions consacrées, ou inventées mais avec une énergie particulière, ses jeux de mots ou ses images, intraduisibles.
Par exemple, Tension Attention s’appelait « DANGER » en anglais. Le début allait comme suit : “Danger, there’s a stranger, walking in the room looking in your eyes…” Traduit en français nous aurions eu simplement et platement « Danger, il y a un étranger qui marche dans la pièce en vous regardant dans les yeux. » Cette façon de faire ne crée pas d’étincelle. Ni ne porte une énergie particulière. Tension, Attention !, au contraire, devient une sorte de nouvelle expression française. Elle s’est même répandue un peu partout pour finir… chez Jean Coutu… C’est ainsi que je suis devenu l’auteur (Non rémunéré) de la campagne au sujet de la Tension artérielle de cette pharmacie qui « sniffe « votre ligne de vie…
« Ils s’aiment » était aussi un texte anglais. Il contenait de bonnes idées et de beaux passages. Mais une traduction directe lui donnait un côté un peu mélodramatique et apocalyptique qui n’exprimait pas vraiment le message. Il fallait trouver une autre façon de le dire. Lorsque j’ai proposé « Ils s’aiment » on était un peu surpris et il m’a fallu moi-même quelques moments pour m’y habituer, ayant eu en tête pendant des mois la version anglaise, qui allait comme suit :
“What was ridiculous, their love ridiculous, Was it ridiculous, Yes I heard someone laughing, Was he laughing at them, Was he laughing at me….” L’expression toute simple, « Il s’aiment », permettait de poser immédiatement le décor et d’émouvoir presque tout de suite l’auditeur. Plus loin, les « Y a quelqu’un qui se moque, j’entends quelqu’un qui se moque… etc.) traduisaient assez précisément le texte original.
Pendant la période entre la pré-production et la production elle-même, je me suis surtout employé à travailler sur les textes et à programmer le Linn Drum, appareil d’une technologie nouvelle récemment sorti et qui allait remplacer en grande partie le TR-808 pour la production finale. Nous avons aussi utilisé le DX7 synthé de Yamaha qui venait juste de sortir et dont nous avons eu le premier exemplaire au Canada.
A propos du Linn Drum…
Nous l’avions commandé et l’attendions de chez ItalMélodie, magasin de musique bien connu à Montréal. J’étais impatient et avais très hâte qu’il arrive. Nous partions en vacances aux USA, mon épouse, mon fils de sept ans et moi. Nous avons reçu à la dernière minute, la nouvelle que le Linn était arrivé. Nous sommes passés en prendre possession chez ItalMélodie… sur la route du départ. C’est donc dire que je partais en vacances, heureux, avec le Linn Drum dans le coffre de la voiture. Mon épouse n’était pas du tout aussi emballée…!!!
J’ai dû toutefois promettre de respecter certaines règles. J’avais deux heures par jour où je devais m’occuper exclusivement de notre fils. J’allais à la piscine avec lui et m’en occupais pour donner à France un peu de répit. Le reste du temps…? Je lisais le manuel et au début j’allais de temps en temps ouvrir le coffre de l’auto et la boîte du Linn Drum pour repérer les boutons que je voyais dans le manuel. Et un peu plus tard, je passais des heures dans la tente à pratiquer et programmer la rythmique de l’album jusqu’aux petites heures. J’ai d’ailleurs encore le cahier de toute la programmation des chansons du disque.
Production finale – John Eden
Rehjan et Daniel sont allés chercher en Angleterre, l’ingénieur-réalisateur, John Eden, qui avait fait Der Kommissar. Nous nous sommes bien entendus et c’était un véritable plaisir de travailler avec lui. Devant ma passion et il faut le dire, ma compétence de ces quelques nouvelles technologies, il m’a donné dès le départ le surnom de « Brain » qui m’est resté pendant toute la production. John m’a même invité plus tard à aller travailler sur des productions à Londres. J’étais occupé mais aussi, je ne voulais pas devenir un « Monsieur Linn Drum » et me retrouver confiné à ce rôle.
La batterie était tellement au point que Eden a décidé de l’enregistrer pour tout l’album dès le départ. Ce qui n’était pas du tout le cas dans les productions habituelles. Et c’est aussi ce qui a donné un caractère particulier à ce que nous faisions ensuite. La rythmique étant calée, cela influait sur nos performances pour les autres pistes et instruments. Des musiciens sont aussi venus ajouter leur talent. Guitare, Basse, Synthés, Chœurs, etc.
Le propriétaire du Studio P.S.M (Jean-Marc Payeur), était également un ingénieur étonnant et inventif. Pendant que nous faisions l’album, il remplaçait des « strip » de la console par d’autres de son invention, avec de nouvelles fonctions et une qualité que John Eden appréciait beaucoup.
La barrière de… la langue
John vivait à Québec et entendait bien connaître un peu mieux la ville et ses habitants(tes)… Pour faire honneur à notre sens de l’hospitalité… nous l’avons emmené un soir aux danseuses. Mal nous en prit. Il voulait y retourner tous les soirs. Ce qui devait arriver, arriva. John qui ne connaissait pas un mot de français, devint amoureux d’une Québécoise qui elle, ne parlait pas l’anglais. Il l’invitait fréquemment au studio pour lui montrer quel travail extraordinaire il avait. Et pendant le reste de la production, j’ai dû faire l’interprète, essayant de traduire de manière délicate des phrases parfois gênées ou gênantes entre les deux. Il m’arrivait aussi de leur donner à chacun quelques phrases à se dire lorsqu’ils se retrouveraient seuls en fin de soirée !
A ne pas oublier
La Société qui avait supporté la production de l’album était dans une situation précaire. Mais bientôt, le succès a pointé son nez et nous connaissons la suite. Lorsqu’un succès de ce genre arrive, que ce soit admis ou non, il y a toujours derrière et sans exception, une réunion de personnes. Une combinaison de talents. Et les plus grands ne se gênent pas pour mettre en avant ce fait, ce qui les valorise d’ailleurs eux-mêmes à nos yeux. Daniel n’a pas tout fait tout seul et moi non plus. C’est la combinaison des deux qui a donné ce résultat dans la création du disque. John Eden, ingénieur de son de grand talent, a mis ensuite une touche de haut niveau dans le produit final parce qu’il a compris et valorisé ce qui avait été conçu pendant des mois de pré-production.
D’autres aussi, comme Rehjan qui y a cru au départ, Jean-Jacques Bourdeau qui a su favoriser l’ambiance et a mis aussi son talent au service du projet et bien d’autres qui, de près ou de loin ont soutenu notre travail. Cette réunion de talents est difficile à réaliser. Nous ne sommes jamais certains du résultat. Mais lorsque le miracle se produit, il nous apprend beaucoup de choses sur notre métier. J’ai travaillé avec de nombreux artistes et fait des chansons pour beaucoup de monde. Mais Tension Attention est un des projets auxquels je suis fier d’avoir contribué, et qui a marqué le parcours de chacun de ses participants.
Daniel DeShaime – 2014